Le livre de croquis, notes et aquarelles sur lequel Alain Marc travaille : «Aven Noir, Carnet d’exploration » sera une première dans son domaine, car aucun ouvrage de ce type n’a encore été réalisé de cette façon-là, en très grande partie sur le terrain. Il ne s’agit pas d’une narration de la découverte ni de l’exploration des réseaux Macary-Pélissier. L’ouvrage se veut très différent des monographies conventionnelles consacrées jusqu’à présent aux phénomènes karstiques.
C’est d’abord un regard d’auteur créateur développant sa propre perception. C’est à travers différentes techniques d’expression graphique dont le croquis et l’aquarelle sont les bases qu’il apportera une vision différente, une réflexion plus intimiste de l’univers de l’Aven Noir. Les textes et illustrations agissant comme un jeu de miroirs offriront la mémoire d’un vécu annoté et croqué sur le vif, plus directement accessible au grand public que les ouvrages spécialisés.
Le minuscule passage dans lequel nous nous sommes insinués est maintenant loin au-dessus de nous. Tandis que Roland ouvre notre chemin au milieu de ce dédale de blocs enchevêtrés, formant des petites salles reliées entre elles par des puits peu profonds et des couloirs sinueux et étroits, je me demande comment il a réussi à en repérer l’entrée au milieu de l’énorme salle encombrée de roches effondrées où nous nous trouvions il y a quelques instants à peine. Le fait qu’il soit devant me rassure un peu, car certains passages sont si fragiles que les petits ponts d’argile que nous franchissons s’effondrent souvent sous notre poids, et lourdement chargé avec mon matériel de dessin et d’enregistrement je me persuade que là où il passera je passerai, que là où ce sera plus difficile et instable pour moi il m’assurera.
Nous cheminons ici dans une sorte de labyrinthe en trois dimensions comme des fourmis au milieu d’un amas de graviers. Étrange impression de se retrouver là, tous les deux seuls à traverser pour la première fois depuis sa formation cette termitière à l’échelle colossale, étonnant conglomérat où la notion d’espace s’apparenterait à une éponge vue de l’intérieur dont nous arpenterions les ostioles comme de minuscules éléments nutritifs ! Les couleurs de la roche, ocre, orangée, brune, rougeâtre, parfois ponctuée du blanc éclatant des bouquets d’aragonite, ajoutent à cet univers où l’exiguïté n’est que l’apparence du gigantesque une incroyable dimension poétique, et j’ai l’impression que nous sommes absorbés par le substrat tissulaire, poreux et minéral d’une entité karstique dont la teneur secrète et profondément intime, ne pourrait être livrée que par l’Aven Noir.
Il y a là comme une respiration, le sentiment d’une initiation mystagogique, comme la circulation d’un sang invisible et précieux dans lequel nous serions emportés sans avoir la moindre conscience de ses prolongements lointains au sein des plus imperceptibles interstices du causse. Imprégné par ces singulières sensations, je suis Roland qui me précède de quelques mètres avec vigilance et attention. Soudain, il s’arrête et s’accroupit, me désignant le sol dans une salle surbaissée : “regarde”, me dit-il, “faisons très attention où nous posons nos mains et nos pieds !”
Étincelants sous la lumière de nos frontales, de véritables trésors se révèlent à nous, plus fragiles et rares que tout ce que nous avions vu jusqu’à présent : des aiguilles de gypse, rigides, longues et fines comme des cheveux jonchent le plancher d’argile et de sable, dessinant de curieuses figures géométriques. Un peu plus loin elles sont empilées de façon désordonnée à la manière des bâtonnets d’un jeu de Mikado, ou en bouquets étoilés, formant parfois des petits nids touffus n’attendant que les Phénix évanouis dans la pénombre pour venir y renaître de leurs cendres. À partir de cet endroit-là l’invraisemblable labyrinthe dans lequel nous avançons se transforme en parcours d’évitement de merveilles accumulées par la patiente alchimie des millénaires.
Roland me paraît songeur, mystérieux, soucieux. Je suis persuadé qu’il éprouve les mêmes sensations que les miennes : l’impression de violer un sanctuaire, de transgresser l’autorisation qui nous aurait été donnée par quelque tutélaire divinité de fouler pour la première fois le narthex de ses entrailles. Je n’ai pas besoin qu’il m’y invite : lui aussi fait demi-tour ! Nous ne nous disons rien. Pour qu’un explorateur comme lui fasse demi-tour dans un tel endroit, je pense que ce que nous avons découvert est vraiment très fragile. Je comprends à présent mieux que jamais son acharnement à devoir défendre de façon quasi farouche les trésors cachés de l’Aven Noir de tous les possibles vandalismes, volontaires ou non, liés à la nature humaine. Nous revenons sur nos pas jusqu’à poser nos pieds dans l’empreinte de nos bottes, jusqu’à chercher les prises que nous avions saisies pour franchir les obstacles au retour comme à l’aller.
Plus tard, Roland donnera un nom à ces diverticules ou bien il n’en parlera jamais. Je comprends ses choix avant même qu’il ne les fasse. Moi-même je ne dirai pas où se trouve l’entrée de ce parcours s’il ne la divulgue pas lui-même. Mais je témoignerai de sa beauté, de sa richesse, autant que de la nécessité de protéger ces lieux en les laissant dans l’oubli. Cela appartient maintenant à un voyage intérieur où les perceptions d’un peintre remplacent celles d’un simple curieux émerveillé. Il m’appartient à présent de rendre visible au plus grand nombre et à ma façon ce que j’ai vu d’exceptionnel, dont les images se sont gravées au fond de moi pour certainement tout le reste de mon existence.
En remontant vers la grande salle d’où nous étions partis dans un environnement moins fragile, de nombreux autres passages s’offrent à nous de tous les côtés. Malgré mon inquiétude motivée par le risque de nous perdre, Roland décide de les explorer : nous repartons donc dans une autre direction.